Le conseil d’Etat, lorsqu’il intervient en tant que le juge de la légalité ou juge de l’excès de pouvoir, ne traite pas, en principe, des actes et activités de droit privé, lesquels ressortissent à la compétence du juge judiciaire (Tribunal de première instance…).
Il n’en reste pas moins que le juge de la légalité peut être régulièrement confronté aux actes et activités de droit privé, soit au principal, soit de manière incidente. On le sait, les personnes privées, dans le cadre de la gestion d’une mission de service public et d’utilisation de prérogatives de puissance publique, peuvent édicter des actes administratifs. C’est notamment le cas du port autonome d’Abidjan dans le cadre de la gestion du domaine public portuaire.
La jurisprudence enseigne aussi que les actes relatifs à l’organisation du service public, pris par des personnes privées gérant des S.P.I.C., sont administratifs (TC.15 janvier 1968 Barbier Rec.789).
Il advient que dans les dossiers contentieux, le juge administratif, en l’occurrence le conseil d’Etat, soit confronté à un acte de droit privé, et que la validité de l’acte de droit privé soit contestée, ou que de la validité de l’acte de droit privé dépend la solution du litige au principal.
Dans ces cas de figure, la solution réside dans l’idée que, sauf dérogations, le juge administratif n’est pas, en principe, compétent pour connaitre des actes de droit privé (I), il en va particulièrement ainsi en matière de recours pour excès de pouvoirs (II).
I/ DE L’INCOMPETENCE DU JUGE ADMINISTRATIF POUR CONNAITRE DES ACTES DE DROIT PRIVE
Même si le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires est propre à l’histoire française, il n’en reste pas moins l’idée que le droit applicable aux personnes publiques est un droit spécifique, autonome, est au fondement de de l’existence de la juridiction administrative et par suite, du dualisme juridictionnel (TC. 8 Fév. 1873, Blanco ; ou C.S.C.A. 14 Janv.1970. Centaures Routiers.)
L’existence de deux ordres de juridiction postule que chaque ordre doit, sauf exception, se dessaisir de toute contestation n’entrant pas dans le champ de ses attributions, que celles-ci soient protégées par la Constitution ou la loi ou qu’elles procèdent de la spécialisation respective des ordres de juridiction.
Sauf exception, le principe est que le juge administratif est seul compétent pour connaitre des actes administratifs et que le juge judiciaire est compétent pour apprécier le sens ou de validité des actes de droit privé (cas du règlement intérieur d’une entreprise privée, d’un contrat privé, d’un testament…).
En principe, le juge administratif doit surseoir à statuer et renvoyer les parties à faire trancher par le juge judiciaire les questions préjudicielles d’appréciation, de validité ou d’interprétation de tels actes lorsqu’ils sont nécessaires à la solution des litiges dont il est saisi au principal (voir C.E. 4 mars 1960. Société la Peignade de Reims, Rec.169. Toutefois, l’idée que le juge du principal est aussi le juge de l’exception, que tout juge a plénitude de compétence pour apprécier la régularité de sa saisine, peut conduire le juge administratif à connaitre d’une question de droit privé, lorsqu’il n’y a pas de difficultés, lorsqu’il ne s’agit pas d’une question sérieuse pour laquelle le renvoi préjudiciel s’impose. La jurisprudence ivoirienne, avec l’arrêt n°19 du 19 Avril 2014, Madame Attouo Pierrette c/ Conservation de la propriété foncière et des hypothèques de Cocody, consacre cette possibilité pour la juridiction administrative qui, « gardienne de la légalité administrative », se mue en « gardienne administrative de la légalité », laquelle peut être constituée de règles de droit privé – Dans cet important arrêt, il a été reconnu que le juge de l’excès de pouvoir est incidemment compétent pour apprécier la validité d’un acte de droit privé qui conditionne la légalité d’un acte administratif attaqué en recours pour excès de pouvoir.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que le juge judiciaire n’est pas compétent pour connaitre des recours tendant à l’annulation ou à la reformation des décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique. Seul le juge de la légalité, autrement dit, le conseil d’Etat est compétent pour statuer sur les contestations de la légalité de décisions administratives soulevées à l’occasion d’un litige relevant du juge judiciaire.
On observera, sans trop insister, que l’existence de deux ordres de juridictions pose fatalement des problèmes de frontière ou de répartition des litiges entre eux, en dépit du mécanisme des questions préjudicielles. De là, découle l’importance de l’existence d’un Tribunal de conflits. La répartition des litiges est rendue complexe par l’interpénétration du droit public et du droit privé dont témoigne entre autres, la création des S.P.I.C avec le vénérable et centenaire arrêt société commerciale de l’ouest Africain dit BAC d’ELOKA rendu par le T.C. en 1921.
Outre cela, il y a que les personnes publiques, en vertu de la loi ou de la gestion privée, peuvent insérer leur action dans un cadre de droit privé et qu’à l’opposé, les personnes privées peuvent édicter des actes administratifs en faisant usage de prérogatives de puissance publique.
Malgré cette évolution du droit entre « une publicisation du droit privé à laquelle répond une privatisation du droit public » qui brouille les schémas et les exigences de bonne administration de la justice, ainsi que l’évolution des sources du droit administratif, qui imposent parfois au juge administratif de connaitre, sous certaines conditions, des actes de droit privé, le recours pour excès de pouvoir reste fermé aux actes de droit privé. Il est, en effet, de principe et de jurisprudence constante, que les moyens tirés de la violation des actes de droit privé, notamment les contrats et testaments sont inopérants ou plus exactement irrecevables en matière de recours pour excès de pouvoir (R.E.P.).
II/ DE L’IRRECEVABILITE DES MOYENS TIRES DE LA VIOLATION DES ACTES DE DROIT PRIVE EN MATIERE DE RECOURS POUR EXCES DE POUVOIRS
Le recours pour excès de pouvoirs tend à obtenir du juge du conseil d’Etat le prononcé d’une annulation d’une décision administrative pour cause d’illégalité.
En matière de recours pour excès de pouvoir, le conseil d’Etat intervient exclusivement comme juge de la légalité administrative. Il n’exerce sur l’activité administrative qu’un contrôle de légalité. Il ne peut donc être utilement saisi que des moyens discutant la légalité d’une décision administrative.
La juridiction administrative n’est pas un bureau de réclamations – les requérants qui saisissent le conseil d’Etat ne peuvent revendiquer devant celui-ci leurs droits sans motiver et justifier leur demande. Celui qui saisit le conseil d’Etat doit s’efforcer de le convaincre du bien-fondé de ses prétentions en invoquant différents moyens de fait et de droit. Le moyen s’offre comme l’argument juridique développé par le requérant à l’appui de sa conclusion – c’est-à-dire le fondement de sa demande en justice.
Le recours pour excès de pouvoir a pour fonction de faire respecter les règles de droit public par les autorités publiques.
Si, aux termes de l’article 1134 du code civil, les conventions régulièrement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, leur violation ne peut donner lieu qu’à un contentieux contractuel devant le juge du contrat. De même s’agissant des actes unilatéraux édictés par des personnes de droit privé, leur violation ne saurait être sanctionnée par les juridictions administratives.
Il ressort d’une jurisprudence constante que les moyens tirés de toute violation d’un contrat ne peuvent utilement être invoqués à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir formé par une partie contre une décision méconnaissant ses droits contractuels (voir C.E. 12 Nov 1955 Cazauran. Rec J37 ; CE 2 Nov 1956 Maurisset. Rec 412 ; CE 7 mars 1969. Ville de Lille p.141.). L’arrêt du conseil d’Etat français du 8 Janv 1988 Communauté de Strasbourg donne à lire « … que si la méconnaissance des stipulations d’un contrat est susceptible d’engager, le cas échéant, la responsabilité d’une partie vis-à-vis de son cocontractant, elle ne peut utilement être invoquée comme moyen de légalité à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir formé à l’encontre d’une décision administrative » (Voir Rec.1988. P.3)
Une telle jurisprudence, massive, est applicable en CI. Non seulement, elle est antérieure à notre indépendance et se trouve ainsi ivoirisée par la Constitution de 1960, mais de plus, elle est expressément consacrée par la chambre administrative avec son arrêt n°94 du 22 avril 2015 YED Toussaint Desnos c/Ministre de la construction. Dans cette espèce, la haute cour a jugé que « le ministre de la construction, en annulant un acte délivré à l’une des parties pour non-respect de ses engagements contractuels et non pour violation des conditions générales stipulées dans la lettre…, a manqué à donner une base légale à sa décision, laquelle encourt de chef annulation… ».
Outre le fait que la violation d’un contrat ne peut être invoqué comme moyen à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir, on rappellera aussi, selon une jurisprudence bien établie, que le REP est irrecevable contre les contrats, eu égard à leur caractère bilatéral et l’exception tirée de l’existence d’un recours parallèle devant le juge du plein contentieux (voir C.S.C.A arrêt du 15 Décembre 1969 Mme Peltier Chantal c/ ministre de la fonction publique ; arrêt n°116 du 23 juillet 2014, union des affréteurs et chargeurs c/ ministre des Transports ; arrêt n°202 du 27 Mai 2020, N’DRI de Billy c/ministre de l’agriculture).
Tout comme les contrats, les autres actes de droit privé comme les testaments ne peuvent être invoqués à l’appui d’un REP contre des décisions administratives qui les méconnaissent.
La jurisprudence, avec les arrêts de CE du 20 juillet 1971, groupement des intellectuels aveugles et amblyopes (R.E.C.547) ; 20 octobre 1971 D’Espinay de Saint-Luc ( voir R.D.P. 1972.P-955) enseigne que le moyen tiré de ce que les modifications apportées aux statuts d’une fondation reconnue d’utilité publique méconnaitraient la volontés des fondateurs ne peut être utilement invoqué que devant les juridictions judiciaires seules compétentes pour connaitre des difficultés relatives à l’exécution des charges attachés à un legs.
L’arrêt du 11 mai 1994 Fondation du Bocage (Rec.n°119635. R.F.D.A 1994, P.847) du conseil d’Etat français a rappelé en des termes clairs, le caractère inopérant du moyen tiré de la méconnaissance de la volonté de l’auteur d’une liberté pour attaquer une décision administrative qui aurait méconnu ou dénaturé la volonté du fondateur.
A ce niveau, comment ne pas rappeler, à titre anecdotique, que le Tribunal administratif de Paris, par un jugement du 25 janvier 1971 (dit seigneur et auteur, Rec 814) a rejeté la requête d’un singulier individu qui, invoquant les dernières volontés du général de Gaulle, a exercé un recours en annulation contre la délibération du conseil d’Etat de la ville de Paris du 13 Novembre 1970 donnant son nom à la place de l’Etoile à Paris.
Même s’il s’agit de défendre la mémoire d’un personnage historique idolâtré, l’argument ou le moyen tiré de la méconnaissance d’un testament, c’est-à-dire d’un acte de droit privé, même provenant du Général de Gaulle, est irrecevable dans le recours pour excès de pouvoir.
En ce domaine, les parties doivent s’efforcer de convaincre le juge du bien fondé de leurs conclusions avec des moyens de légalité. Seuls ceux-ci peuvent être utilement invoqués à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir.
La question posée au juge en matière de REP s’énonce ainsi : L’acte attaqué est-il conforme à la légalité ?
Cette dernière est constituée de l’ensemble des normes juridiques d’origine constitutionnelle, législative, jurisprudentielle, réglementaire et éventuellement de traités internationaux.
Ce sont les seules normes dont la méconnaissance donne naissance à des moyens de légalité pouvant être invoqués à l’appui d’un REP.
Sont étrangères à la légalité, les normes de nature contractuelles dont la violation ne peut, par, suite, être invoquée à l’appui d’un REP. On rappellera, toutefois, que certains contrats peuvent contenir des clauses règlementaires, lesquelles peuvent être invoquées à l’appui d’un REP exercé par les tiers (CE 21 Décembre 1906 syndicat du quartier croix de Seguey-Tivoli (in GAJA 19ème édition n°16)
Les divers moyens que les justiciables sont fondés à soulever en REP, et qui constituent ce que l’on a coutume d’appeler les cas d’ouverture du REP sont traditionnellement distingués en quatre (4) groupes :
- L’incompétence ;
- Le vice de forme ou de procédure ;
- La violation de la règle de droit (illégalité relative à l’objet de la règle et illégalité relative aux motifs)
- Le détournement de pouvoir.
Ces différents vices ou modalités se laissent ranger en deux catégories :
- Moyens de légalité externe (incompétence, vice de formeou de procédure)
- Moyens de légalité interne (illégalité en raison de l’objet de l’acte, illégalité en raison des motifs, détournement de pouvoir.)
Ce sont les deux causes juridiques auxquelles se rattachent les divers moyens de légalité.
Cabinet Ouattara-Bogui & Associés